Vachement sombre

De l’obscurité de la nuit à celle du langage

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Cet article est écrit par la rédaction de La Tigre di Carta pour le numéro de 2018, sur La nuit, de la revue française de philosophie Opium Philosophie.

En critiquant la philosophie de Schelling, Hegel dit que l’on pourrait appeler son monisme subjectif « une nuit où toutes les vaches sont noires »[1]. Cette phrase est très connue. Et on sait très bien aussi que Hegel objecta contre plusieurs philosophies qui à son avis avaient parlé de l’absolu d’une façon tout à fait inadéquate : Schelling aurait donc plongé l’absolu dans une indifférenciation rigide et inerte, et il en aurait fait un abîme où toute distinction est impossible. Mais ce que Hegel disait de Spinoza était à peu près pareil : ce dernier aurait fait la même chose avec son idée de la substance.

La nuit est donc une image de ce type d’abîme : l’obscurité fait disparaître les différences en les rendant invisibles. L’impossibilité de distinguer une vache blanche d’une vache brune en l’absence d’un peu de lumière est une métaphore de l’impossibilité de distinguer n’importe quel objet de n’importe quel autre lorsque on suppose leur transcendance ou immanence radicale par rapport à l’instrument de la connaissance.

Ce qui est intéressant dans cette formulation ayant à faire avec des vaches est surtout qu’elle implique que l’erreur de Schelling n’était pas de vouloir voir quelque chose qui n’est pas visible, mais plutôt de s’être mis par lui-même dans une situation où ce qu’il voulait voir est rendu  invisible. Son erreur n’était pas, pour ainsi dire, d’être parti à la recherche des vaches, mais d’avoir poursuivi cette aventure au crépuscule. De fait, la conception de l’absolu de Hegel, et du mouvement des choses par rapport les unes aux autres et à la conscience dans le cadre d’une dialectique universelle, devrait (selon Hegel, évidemment) permettre ce que la conception de Schelling empêchait : c’est-à-dire une vision claire des similarités et des différences dans la lumière modérée d’une logique en équilibre dynamique. (Et là il est important que la lumière soit modérée, et non éblouissante ! car cela poserait un problème contraire et identique.)

Cette erreur philosophique, qui consiste à être à la recherche d’un objet dans des circonstances qui rendent incapables d’y parvenir, a été soulevée par un philosophe, Wittgenstein, qui s’est consacré tout au long de sa vie à ce que signifie “faire de la philosophie”.

En tant que philosophes honnêtes, voulant être clairs et rigoureux, nous sommes peut-être tentés de chercher à atteindre la plus grande exactitude dans nos définitions, explications etc. Voulant atteindre cette exactitude, on a peut-être l’impression que la plupart des usages communs de la langue sont insuffisants, avec leur imprécision et leur contingence. On cherche à jeter de la lumière sur l’obscurité de nos expressions habituelles ; mais de quelque façon cette lumière semble ne jamais suffire. Dès lors qu’on affirme qu’une définition n’est pas acceptable sauf si on a donné une définition de tous les éléments dont elle se compose, l’idéal de l’exactitude est déjà devenu un idéal hors de portée. Toutes nos explications, même tous nos mots, peuvent être interprétés de plusieurs façons ; en principe, le malentendu est toujours possible. Est-ce donc que l’exactitude est vraiment impossible ? Est-ce donc que notre langage commun ressemble, dans une certaine mesure, une nuit où il est impossible de voir autant qu’on le voudrait ?

Mais là aussi cette obscurité n’est pas une donnée incontournable : c’est nous qui nous trompons en fixant des critères irraisonnables pour notre recherche, des critères à la hauteur desquels elle ne peut pas être. Notre langage ordinaire nous plonge dans une impression d’obscurité lorsque nous nous donnons comme référence l’idéal lumineux d’un langage parfait, qui pourtant n’existe pas. Si nous nous efforçons de réduire la sensibilité de nos yeux afin qu’ils puissent supporter la lumière formidable du soleil, qu’on voudrait regarder tout droit, alors les différences habituelles disparaissent : dans ce sens, tout devient une nuit très sombre.

Mais l’exactitude dont nous avons besoin n’est que celle que nos activités exigent. C’est vrai, dit Wittgenstein, qu’il y a des expressions inexactes parmi celles que nous utilisons ; mais le fait qu’elles soient inexactes ne veut justement pas dire qu’elles soient inutilisables. « Une explication peut reposer sur une autre qui a été donnée, mais aucune n’a besoin d’une autre – sauf si nous en avons besoin pour éviter un malentendu. On pourrait dire : une explication sert à prévenir un malentendu, ou à s’en libérer – c’est-à-dire un malentendu qui pourrait survenir en absence de l’explication ; non tout malentendu qu’on puisse imaginer »[2].

Si la seule vraie lumière était celle du soleil, notre existence habituelle se déroulerait dans une vraie obscurité : tout simplement, nous ne pouvons pas regarder le soleil tout droit. En effet, il n’est pas vrai que le seul instrument qui nous permette d’atteindre une vérité pleine serait un langage dont la clarté est totale, puisque nous ne le possédons pas. Si cela était le cas, le langage ordinaire, celui que nous possédons, serait absolument incapable de nous livrer des vérités, et, pour revenir à la métaphore, serait une nuit impénétrable. Le langage ordinaire nous offre toute la clarté dont nous avons besoin, toute la lumière à laquelle nous pouvons aspirer ; c’est pourquoi vouloir regarder le soleil est inutile.

Notes

[1] G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Préface.

[2] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, §§ 87-88.

Michele Lavazza

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